« Risquer sa peau, faire la peau à quelqu’un,  se mettre dans la peau de quelqu’un, avoir quelqu’un dans la peau, dialogues de peau à peau». Nombreuses sont les expressions dans le langage populaire qui font usage du mot « peau » ou qui y  renvoient. On retrouve souvent l’idée de la peau comme celle d’un contenant unique et singulier, propre à chacun d’entre nous, un « Soi » qui aurait sa propre mémoire et serait une pièce centrale du puzzle complexe qui constitue notre identité. Mais la peau demeure également  une protection essentielle qui aurait fonction de filtre sans lequel nous pourrions tous devenir des  « écorchés vifs », c'est-à-dire que tout nous atteint, tout nous transperce et fait effraction. Il n’y a plus de carapace pour nous protéger.  Nous sommes alors «  à fleur de peau ». Organe à part entière du corps humain, que les fonctions sensorielles mais aussi thermorégulatrices rendent  indispensable à notre survie, la peau nourrit aussi différents fantasmes collectifs, différents mythes (on pense à la peau comme un miroir de l’âme, au mythe de Marsias, au langage complexe des  tatouages) encore bien présents à notre époque. N’est-ce pas une des premières choses que nous présentons à l’autre ? Notre peau ?  Qui lui racontera nos origines, notre âge, nos blessures, nos errance aussi peut-être.  

A partir de 1974, le psychanalyste Didier Anzieu s’y intéresse en tant que source perceptive et sensorielle. Sa représentation internalisée organisera la construction du psychisme et permettra la  mise en place des mécanismes fondateurs du Moi dès les premières années de vie. Cette construction se fonde sur des expériences sensorielles passées, sur les perceptions et sensations épidermiques éprouvées  partagées/communiquées  par les bébés dès les premières heures de vie. Naît le concept de « Moi-Peau », répondant au besoin du sujet de créer une enveloppe psychique qui le définit, qui délimite un Soi en le différenciant de ce qui ne l’est pas. Figuration d’une écorce psychique qui protège de l’extérieur et contient ce qui vient de l’intérieur, que devenons-nous lorsque notre Moi-Peau, se fissure, s’ébrèche, libérant ce qui furieusement nous habite ou ne parvient plus à nous protéger de ce qui potentiellement nous menace de l’extérieur ? 

Dans le travail d’Anja Seiler, les reliefs de la peau sont multiples, complexes et hétérogènes. On y trouve boursouflures, éraflures, tuméfactions, rides, crevasses, cicatrices... Le contact est rugueux mais ne laisse pas indifférent et frappe par son caractère si vivant. La peau faite d’argile, véritable enveloppe tactile, interroge, constate, s’étonne, crie, se noie parfois... Et témoigne, toujours.   A travers la matière de l’argile, cette  peau témoigne d’une histoire première, universelle, et archaïque.  Ainsi l’amphore nous renvoie à la symbolique du contenant premier, singulier, des tous premiers temps de la civilisation. Ici la peau-argile nous raconte une histoire de l’humanité, celle où pour survivre, il faut pouvoir circuler, échanger, transporter les denrées essentielles au quotidien des humains : l’huile,  l’eau ou le vin. Et mille autres choses. Et c’est cette même peau–argile qui revêt les multiples visages que nous propose Anja Seiler. Ils nous frappent par leur singulière humanité : on les imagine tantôt interrogateurs, tantôt résignés ou tantôt frondeurs, ou simplement écrans de nos propres émotions, de nos propres interrogations. Et une fois cuite, la terre d’argile nous ramène aux contours et aux reflets d’un brun cuir animal, organique, à distance d’une origine pourtant si minérale. La peau-argile devient narration, parchemin, réceptacle d’une histoire oubliée et pourtant si présente, celle des humains en quête d’origine, de sens, de mise en sens. 

« Dialogue entre  Peau et Argile ».
Javier Bartolomei, psychiatre et psychanalyste, août 2022

Dans le cadre du 70ème anniversaire du AIC et de son 50ème congrès international et en collaboration de Swissceramics

Avec le soutien de la Ville de Genève

Visuel : Jean-Michel Etchemaité